Par Linda Gardelle, sociologue, dont les travaux portent en particulier sur les questions du pastoralisme nomade en Mongolie et dans le Sahara.
A l’aube des années 1990, la Mongolie s’est démocratisée et ouverte à l’économie de marché, se libérant de soixante-dix années de tutelle soviétique, durant laquelle toute la société avait été réorganisée selon les principes du collectivisme et de la domination du parti unique. Les infrastructures éducatives, sanitaires, commerciales, mises en place pendant la période soviétique, ont très vite pâti du désengagement de l’Etat et de la fin des aides financières de l’URSS. Beaucoup d’entreprises ont fermé et des milliers de Mongols se sont trouvés sans emploi.
Conjointement à ce phénomène, un climat de renouveau nationaliste vit le jour et le pastoralisme nomade fut érigé comme le symbole culturel par excellence de la Mongolie. Dans cet élan nationaliste, un grand nombre d’habitants des villes se tournèrent vers la vie d’éleveurs : ils décidèrent de regagner la steppe et de retrouver le mode de vie de leurs ancêtres. Cela fut permis par la privatisation du bétail, qui était collectivisé pendant la période communiste.
Dans les médias, dans les discours politiques, dans les manuels scolaires et dans la production artistique, le nomadisme, est, depuis 1990, érigé en symbole de la culture mongole, malgré la multitude de problèmes auxquels les éleveurs doivent faire face.
Les éleveurs ont très mal vécu le délabrement des solides infrastructures commerciales dans les campagnes mongoles qui a marqué la décennie 1990. Ils ont beaucoup de difficultés à acheminer la viande, les produits laitiers, le cuir et la laine vers les villes pour les vendre, alors que ces productions représentent bien souvent leur seule source de revenus.
Le changement climatique est l’autre grand problème auquel ils doivent s’adapter. Ces dernières années ont été marquées par une hausse des températures moyennes annuelles et par un bouleversement du calendrier des précipitations, deux phénomènes qui ont des répercussions dramatiques sur l’écosystème.
Beaucoup d’éleveurs actuels s’avèrent très vulnérables face à ces aléas climatiques : inexpérimentés, n’ayant plus le savoir-faire de leurs ancêtres, ils peuvent perdre tout leur troupeau lors d’un hiver trop rigoureux… C’est ce à quoi on a pu assister lors des rudes hivers 2000, 2001 et 2002 où des millions de têtes de bétail ont perdu la vie.
Enfin, l’isolement géographique par rapport à Oulan-Bator, la capitale, est souvent mal vécu par les éleveurs, qui portent un regard très ouvert et très curieux sur le monde et l’actualité. Ils tiennent énormément à la scolarisation de leurs enfants, un service qui était bien assuré pendant la période communiste.
Un certain nombre de jeunes ruraux, et surtout des filles, rêvent d’aller faire leurs études en ville, et d’y travailler. Mais il y a aussi beaucoup de jeunes mongols qui trouvent leur bonheur dans la vie nomade et sont fiers de leur travail d’éleveur.
Depuis quelques années, les familles nomades cherchent à équiper leur yourte d’un panneau solaire. Beaucoup de jeunes éleveurs clament maintenant haut et fort que, grâce à un téléviseur et une parabole, ils ne sont plus coupés du monde et n’ont plus rien à envier aux habitants des villes, au contraire.
De plus, au niveau politique, les autorités ont pris conscience de l’importance économique et écologique du pastoralisme nomade. Elles savent qu’en milieu aride et fragile, le pastoralisme nomade est le meilleur moyen de mettre en valeur les ressources naturelles. Enfin, les Mongols ont connaissance des désastres écologiques et sanitaires provoqués par les élevages intensifs de la Chine voisine, et savent que l’intérêt pour les modes de production écologiques ne fait qu’augmenter à l’échelle internationale. C’est pourquoi, même si des fermes d’élevage intensif sont apparues, la plupart des dirigeants de la Mongolie perçoivent très bien la grande valeur de l’élevage pratiqué par les pasteurs de leur pays.
Contrairement au discours dominant que l’on entend souvent sur la disparition prochaine du nomadisme mongol, celui-ci apparaît d’une grande solidité. Pour moi qui travaille depuis dix ans sur cette question, le pastoralisme nomade perdurera dans les steppes mongoles tant que trois éléments de toute importance seront au rendez-vous. Tout d’abord, il faudrait que le gouvernement mongol garde la volonté de développer le secteur de l’élevage et d’œuvrer au développement des zones rurales. Deuxièmement, le nomadisme perdurera si les éleveurs nomades eux-mêmes gardent le désir de prolonger cette façon de vivre, belle mais difficile et rude. Ils auront, selon moi, cette volonté tant qu’ils se sentiront valorisés tel qu’ils le sont aujourd’hui, et qu’ils auront la possibilité de vivre convenablement. Enfin et surtout, le plus grand danger pour les éleveurs de Mongolie reste le changement climatique provoqué par le réchauffement de la planète. Et, sur ce point, ce sont les pays industrialisés qui ont le pouvoir entre leurs mains.